Politique

Réforme électorale, réforme constitutionnelle et France d'Outre-Mer

Revue de l'action populaire 01/1951

 

Voilà déjà longtemps que nos journaux parlent de la réforme électorale et d'une éventuelle réforme constitutionnelle. Pourtant personne n'évoque un des aspects politiquement les plus importants de ces deux problèmes : l'aspect Outre-Mer. Quel système électoral appliquera-t-on Outre-Mer ? Le projet Giaccobi n'y fait pas allusion.

Ajoutons qu'au cours des conversations qui ont eu lieu pendant tout le mois d'octobre entre leaders de la majorité sur la réforme électorale jamais, semble-t-il, on n'a parlé du mode de scrutin à déterminer pour les territoires d'Outre-Mer.

N'en soyons pas surpris. Nous avons souvent dénoncé ici la coupable indifférence des Français pour tout ce qui touche à l'Outre-Mer. Quand on sait combien la possession ou la perte de ces territoires peuvent influer sur notre avenir, on a l'impression d'un peuple qui joue son destin aux dés.

Bien entendu, le projet de réforme constitutionnelle, sur lequel se sont entendus les groupes de la majorité, ne fait pas plus allusion à l'Outre-Mer que le projet Giaccobi de réforme électorale. Autour de l'Union Française continue une « conspiration du silence » pour reprendre un vieux cliché malheureusement non périmé. Et pourtant réforme électorale et réforme constitutionnelle posent des problèmes politiques probablement plus difficiles et certainement plus graves Outre-Mer que dans la Métropole. Nous voudrions seulement ici, pour qu'on en juge, en indiquer quelques-uns.

La réforme électorale

Le régime électoral actuellement appliqué Outre-Mer doit-il être modifié ? Pour des raisons souvent divergentes, la plupart des spécialistes sont d'accord pour répondre affirmativement. Dès lors, si on le modifie doit-on le calquer sur celui de la Métropole ? Beaucoup répondent négativement sans la moindre hésitation : car ils pensent que la situation et les mœurs politiques de la France d'Outre-Mer sont trop différentes de celles que nous trouvons en France continentale pour que les raisons mises en avant en faveur de tel ou tel régime électoral dans la Métropole soient valables pour l'Outre-Mer. Ne confondons pas nos pays de vieille expérience politique avec ces pays qui obéissent à des traditions différentes et qui sont neufs aux formes occidentales de la démocratie. La question électorale Outre-Mer doit donc être vue en soi, compte tenu du développement et des aspirations politiques des territoires.

Le régime actuel (plus exactement celui qui fut appliqué aux dernières élections) peut être caractérisé par les traits suivants :

a) Nombre restreint de députés (1 par 800 000 habitants, sans utilisation des restes).

b) Coexistence de deux collèges, l'un pour les européens (plus exactement pour les citoyens de statut civil français), l'autre pour les autochtones (citoyens de statut local).

c) Droit électoral réservé presque exclusivement aux citoyens de villes.

d) Scrutin de liste proportionnelle.

e) Modalités pratiques calquées (très théoriquement !) sur celles de la Métropole.

À peu près sur tous ces points des réformes sont proposés.

Nombre des députés

À l'heure actuelle, les territoires d'Outre-Mer sont beaucoup moins représentés que la Métropole, proportionnellement à leur nombre d'habitants, aussi bien à l'Assemblée nationale qu'au Conseil de la République. Cette inégalité n'est généralement pas mise en cause. En premier lieu, elle est corrigée par l'existence de l'Assemblée de l'Union Française où les pays d'Outre-Mer jouissent d'une représentation paritaire. C'est un des points qui font considérer cette assemblée comme nécessaire. En second lieu, on fait valoir que l'égalité numérique serait, dans l'état actuel des choses, une inégalité réelle, étant donné le peu d'évolution de certaines populations. Enfin, chacun sait que la Métropole ne pourrait accepter une égalité qui la mettrait en minorité dans le Parlement pour toutes les affaires qui la concernent exclusivement.

Si le principe même de l'inégalité n'est que rarement mis en cause, par contre les Territoires d'Outre-Mer réclament en général une représentation supérieure à celle dont ils bénéficient actuellement. Le rapport actuel est un député par 800 000 habitants Outre-Mer contre un député par quarante mille habitants dans la Métropole. Un certain nombre de députés appartenant aux Indépendants d'Outre-Mer ou transfuge du Rassemblement Démocratique Africain, dans une proposition de loi à laquelle nous aurons plusieurs fois l'occasion de nous reporter11, propose qu'Outre-Mer la proportion soit abaissée à un député par huit cent mille habitants et par fraction de huit cent mille habitants supérieure à quatre cent mille12.

Ce projet ne concerne que l'AOF et l'AEF, mais s'il était adopté il entraînerait évidemment un accroissement proportionnel dans la représentation des autres territoires. En tout cas, simplement pour l'AOF et l'AEF, nous aurions neuf députés de plus. Le nombre des députés étant constitutionnel ce résultat ne peut être obtenu que par une diminution corrélative du nombre des députés métropolitains. Qui consentira à ce sacrifice ? Sans doute n'opposera-t-on aucun argument aux auteurs du projet. Mais je doute qu'ils réussissent dans leur dessein (se font-ils, eux-mêmes, illusion ?) surtout quand on sait sur quel plan se situe la réforme électorale dans la Métropole. Contrairement à ce que l'on croit généralement, le retour au scrutin d'arrondissement n'est pas arrêté par une opposition de parti, mais par un fait très précis : la représentation de l'Outre-Mer a pour conséquence immédiate que la Métropole a moins de députés qu'avant guerre. Dès lors la prépondérance méridionale qui était à la base du scrutin d'arrondissement d'avant guerre ne pourrait pas être restaurée. Cette considération joue un grand rôle dans les lenteurs de la réforme électorale. Que sera-ce, si on prétend accroître encore la représentation de la France d'Outre-Mer !

Collège unique ou double collège ?

Avec la question  du collège unique, nous abordons le point central de la discussion. Actuellement un certain nombre de territoires (ceux où les colons sont relativement nombreux) vivent sous le régime du double collège, les européens et les autochtones formant des corps électoraux distincts, dotés de représentations séparées.

Les colons sont généralement très attachés à ce régime, là où il existe. Ils considèrent que, sans cette garantie, ils seraient rapidement submergés par le flot des autochtones. Au contraire, les indigènes considèrent ce système comme une discrimination odieuse, à caractère raciste. Ils ne sont pas choqués du fait que les intérêts des colons soient défendus par des représentants particuliers : car ils bénéficient indirectement, souvent, de cette défense ; mais ils sont froissés par l'aspect spectaculaire du double collège. Ils y voient, et non sans raison, une survie du système colonial.

L'institution du collège unique rencontrera sans doute une forte résistance, surtout à la droite et chez les radicaux13. Toutefois, en dépit de cette résistance, des raisons d'ordre international devraient l'imposer. Les empiétements de l'ONU sont devenus tels au cours de sa dernière session que la France sera certainement amenée à faire valoir que le chapitre XI de la Charte ne s'applique pas à ses territoires d'Outre-Mer : ils ne sont pas « non-autonomes ». De fait, on peut difficilement considérer comme non autonomes des territoires qui élisent des députés, des sénateurs, des conseillers de l'Union Française, sans compter une Assemblée représentative. Le seul fait que le groupe des Indépendants d'Outre-Mer fasse à l'Assemblée Nationale l'appoint de la majorité donne aux territoires d'Outre-Mer une place considérable dans la vie politique française. Seulement, le double collège rend plus difficile qu'on affirme la liberté des TOM.

Toutefois une grande partie de l'opinion parlementaire considère le collège unique comme très difficile dans deux territoires : l'Algérie et Madagascar. En Algérie, la population européenne qui représente à peu près le huitième de la population totale vit dans un complexe de crainte créé par les troubles messalistes qui suivirent la Libération. D'autre part, l'Arabe n'a pas toujours la sagesse du paysan noir. Il est sujet à des emportements politiques incontrôlables. À Madagascar, la paix superficielle n'empêche pas certains remous en profondeur. Les deux populations, autochtone et européenne, vivent dans des complexes réciproques de crainte. Quelle serait la réaction des colons devant l'institution du collège unique ? On peut sérieusement se le demander quand on sait quelles sont, encore aujourd'hui, les séquelles de l'occupation anglaise et les intrigues nouées, à certains moments, avec l'Afrique du Sud. Ainsi certaines personnalités anticolonialistes parmi les plus « avancées » sont-elles d'avis qu'on maintiennent à Madagascar le double collège14.

Suffrage universel ou suffrage restreint ?

Pour répondre à la question collège unique ou double collège, n'en faut-il pas poser une autre : le suffrage doit-il être universel ou, comme actuellement, restreint ? Dans le domaine des principes, on peut difficilement prétendre à la fois obtenir le collège unique et maintenir une discrimination entre les citoyens du Territoire. D'autre part, les résultats de l'unification du collège électoral seront très différents en suffrage universel ou en suffrage restreint.

Sans doute, l'organisation d'une consultation électorale par le suffrage universel se heurte-t-elle Outre-Mer à de sérieuses difficultés : l'état civil est souvent inexistant et les structures tribales, souvent hautement démocratiques, peuvent mal cadrer avec notre interprétation européenne de la démocratie. Pour étudier ce problème le groupe MRP de l'Assemblée de l'Union Française avait proposé l'institution d'une Commission spéciale, au besoin itinérante. Jusqu'ici sa proposition n'a pas été suivie d'effet, avant tout, semble-t-il pour des questions de personnes et de rivalités entre commissions. Quoi qu'il en soit, des suggestions intéressantes ont d'ores et déjà été faites, telle, par exemple, l'institution d'un système à deux degrés. Au premier degré les indigènes votent dans le cadre la tribu (donc pas besoin d'état civil) et selon leurs coutumes pour désigner de grands électeurs, qui, eux, voteront à l'européenne. Au Togo et au Gold Coast, ce système a donné d'excellents résultats. La constitution préparée par la conférence autochtone de la Gold Coast prévoit ce mode de scrutin15.

Dans ces conditions, beaucoup pensent que le suffrage universel serait Outre-Mer une meilleure solution que le suffrage restreint actuel, qu'ils accusent d'être un système Louis-philippart appuyé sur le « cens » et les « capacités ». Pourquoi, disent-ils, ce privilège exorbitant en faveur des villes ? Les gens y savent lire et écrire ? Primarisme puéril qu'attacher plus de prix à un ânonnement qu'à la sagesse traditionnelle des civilisations autochtones. Les grandes villes qui y croissent à un rythme désordonné sont la plus pénible plaie de l'Afrique. Une population s'y amasse, aux allures « évoluées », mais à l'âme pleine d'incohérence et de contradictions. Son opposition aussi bien avec les véritables évolués qu'avec les masses paysannes, si pleines de bonté et de sagesse, est frappante. Pourquoi, dit-on, donner à ces foules urbaines la préférence ?

Aussi, bien qu'elle étende le système actuel en faisant voter les chefs de famille, la proposition 11.113 des élus africains a-t-elle, en maintenant un suffrage restreint, déçu les milieux qui s'occupent des questions d'Outre-Mer.

La question du vote des femmes se pose également, en faveur duquel se prononcent les élus africains. Ici encore la réponse est difficile, la situation des femmes, leur rôle dans la société variant énormément de tribu à tribu. Retenons pourtant une indication : la France ne conservera ses territoires d'Outre-Mer que dans la mesure où elle réalisera elle-même l'émancipation des femmes et se les attachera. Là réside, pour l'Union Française, une de ses conditions de survie.

Scrutin uninominal ou de liste ? Majoritaire ou proportionnel ?

Scrutin uninominal ou de liste ? Majoritaire ou proportionnel ? Nous retrouvons la question électorale telle qu'elle se pose dans la Métropole. Outre-Mer, cet aspect du problème paraît subsidiaire à côté des graves questions que nous venons d'évoquer. Beaucoup, d'ailleurs, hésitent à se prononcer : en faveur de chaque système les arguments sont de poids.

Pour le scrutin uninominal, on invoque la forme même de la vie politique africaine. Les idées n'y jouent aucun rôle, ou tout au moins sont comme une sorte de déguisement : en réalité, la politique est purement personnelle. On vote pour un homme, non pour un programme, une doctrine ou un parti. Évidemment le scrutin uninominal correspond mieux que tout autre à un tel comportement politique.

Au contraire, le scrutin de liste, dès lors qu'il n'est plus expressif d'une doctrine politique, risque de dégénérer. On votera pour le nom, tête de liste, sans grand souci de ceux qui le suivent. Ainsi s'instaurera la dictature d'un homme sur tout un territoire. On n'en a vu que trop d'exemples.

Doit-on pourtant se rallier au scrutin uninominal ? Malheureusement celui-ci présente un grand inconvénient : l'exclusion fatale de tout élu européen. Ceci peut avoir des inconvénients pour les intérêts légitimes des colons et encore plus pour l'ensemble du territoire. Un élu noir, transporté à Paris, manque d'expérience en face des administrations métropolitaines. Il est facilement dérouté par la complexité de notre régime. La défense du territoire, l'obtention des crédits qui lui sont  nécessaires exigeront souvent la présence d'un élu européen. Beaucoup d'autochtones le sentent d'ailleurs et dans de nombreux territoires cherchent un candidat européen à placer sur leurs listes.

Enfin le scrutin de liste doit-il être majoritaire ou proportionnel ? En faveur du système majoritaire on fait valoir l'intérêt pour le territoire d'être représenté par une équipe cohérente. Les tenants du système proportionnel objectent avec beaucoup de force que les territoires sont peuplés de façon hétérogène et qu'un système majoritaire risque d'enlever toute représentation aux minorités ethniques et de les soumettre à la dictature de la race dominante.

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Ainsi la réforme électorale pose Outre-Mer des problèmes beaucoup plus graves que dans la Métropole. Il ne s'agit pas simplement de déterminer un mode de scrutin, susceptible certes d'influer sur la composition de la future majorité, mais encore de modifier les structures mêmes de la vie politique des TOM. Les propositions actuellement en discussion ont la portée d'une réforme constitutionnelle. Malheureusement, comme de  toutes les questions d'Outre-Mer, on en discute entre « initiés ». L'opinion publique n'est même pas informée que ces problèmes existent.

La réforme constitutionnelle

La préoccupation « Outre-Mer » n'est guère présente non plus dans les projets actuels de réforme constitutionnelle. Comme nous l'avons déjà indiqué, le « projet de la majorité » n'y fait pas allusion. Pourtant, sur ce point, des idées sont lancées dans l'opinion publique. Elles le sont souvent avec une extrême légèreté.

En fait, la plupart des projets tournent autour de l'Assemblée de l'Union Française. Les Assemblées locales continuent de suivre leur voie et d'accroître coutumièrement leurs pouvoirs selon la voie que nous avons eu l'occasion d'indiquer ici-même16. Au contraire, l'Assemblée de l'Union Française subit des attaques, justifiées ou non, de plus en plus vives.

En fait, partisans de son renforcement et détracteurs partent de la même idée contestable (nous y reviendrons), que l'Assemblée de l'Union Française est actuellement inefficace. Les uns en tirent la conclusion qu'on doit accroître ses pouvoirs, les autres qu'on doit la supprimer.

Supprimer l'Assemblée de l'Union Française ?

Les partisans de la suppression ont reçu un secours inattendu, au mois de septembre, de la part de M. Barangé, rapporteur général de la Commission des Finances de l'Assemblée Nationale, qui, dans une interview à Combats, a préconisé cette suppression et la création d'un grand Conseil de la République, en trois classes, qui succéderait à la fois à l'actuel Conseil de la République, à l'Assemblée de l'Union Française et au Conseil National Économique.

1° On ne doit pas attacher trop d'importance à une interview, et volontiers nous en appellerons de M. Barangé mal informé à M. Barangé mieux informé. Le Rapporteur général se plaçait en effet au plus mauvais point de vue pour juger de réformes aussi graves : celui des économies. Il ne faisait d'ailleurs que reprendre une vieille thèse du RPF : thèse juridiquement et politiquement insoutenable, aussi satisfaisante qu'elle soit pour notre esprit géométrique et cartésien. En effet, dans cette belle construction à trois fenêtres quid des États associés ? On ne peut faire entrer leurs représentants – des étrangers – dans une institution qui, pour jouer le rôle du Conseil de la République et du Conseil National Économique, devrait appartenir au Parlement de la République française. Ce serait contraire à tous les accords péniblement conclus avec le Vietnam, le Laos et le Cambodge. Sans doute, l'appartenance à l'Union Française n'entraîne pas comme conséquence inéluctable la participation à une chambre fédérale élue. Quand le Maroc entrera dans l'Union Française, pour ménager la susceptibilité théocratique de Sa Majesté le Sultan, on devra envisager que ses représentants ne prennent place qu'au Haut-Conseil. Toutefois, pour le Vietnam, ne ferait-on pas œuvre dangereuse en agissant ainsi. Les accords du 8 mars, en continuel « élargissement », font si tenu le lien qui relie les États associés du Sud-Est asiatique et la République que supprimer un élément de ce lien apparaît imprudent. Sans compter que, grâce à l'Assemblée de Versailles, un certain nombre de personnalités vietnamiennes influentes ont un intérêt personnel à la présence de leur pays dans l'Union Française. Ce n'est pas à sous-estimer.

2° Mais le Sud-Est asiatique n'est pas la seule raison de maintenir l'Assemblée de l'Union Française. On en juge trop souvent avec une optique métropolitaine, au lieu de se placer au seul vrai point de vue : l'Outre-Mer et plus spécialement l'Afrique. Or l'attachement que les populations noires portent à l'Assemblée de l'Union Française a été pour moi, au cours de mes voyages, une véritable surprise. J'ai trouvé les comptes rendus des débats de cette Assemblée dans des cases de village au fond de l'Oubangui-Chari ou du Tchad. On m'y parlait avec précision de tous les débats intervenus. Le peu de débouchés de cette Assemblée ne paraissait pas entraîner de désaffection. Cela s'explique. Pour ces populations de civilisation orale, l'expression des choses compte plus que le résultat – exactement elle est déjà un résultat – d'où les constantes « palabres ». Or, l'Assemblée de l'Union Française est à leurs yeux la grande palabre, la seule où l'on traite des questions qui les intéressent. Un Conseiller de l'Union Française est beaucoup plus près de ces populations qu'un député ou un sénateur. Quand on a élu un député, « il prend son pied la route » pour Paris et là, à l'Assemblée Nationale, il ne discute que « les affaires des Blancs ». Un Conseiller de l'Union française, lui, parle de ce qui compte, les SIP, les coopératives, le régime foncier. Ainsi l'Assemblée de l'Union Française a-t-elle, depuis trois ans, joué un rôle considérable pour dénouer les complexes politiques du Continent africain.

Je sais très bien  qu'on ne propose pas une suppression pure et simple de l'Assemblée de l'Union Française mais qu'on présente un système de remplacement. On aura beau faire, les populations ne verront que la suppression d'une Assemblée qui, à travers la Constitution, leur est apparue comme un instrument de libération. N'oublions pas qu'avec les peuples jeunes, comme avec les enfants, rien n'est si pernicieux que l'apparence d'une promesse non tenue... et que l'histoire de notre colonisation depuis 1918, quand a été close l'ère des Brazza, des Gallieni et des Lyautey, a été une histoire de promesses non tenues. Une série de méfiance en résulte qui, depuis la Conférence de Brazzaville, tendent à se dissiper. Ne les ressuscitons pas.

La suppression de l'Assemblée de l'Union Française pourrait aussi entraîner de graves répercussions dans toute la politique de la République. Elle entraînerait fatalement, sous peine de prendre figure de réaction colonialiste, l'augmentation de la représentation des TOM dans les autres Assemblées. Ne serait-ce pas ouvrir la porte à une vraie colonisation de la Métropole ? Le danger n'est pas théorique. N'oublions pas que c'est le groupe du Manifeste algérien qui a arbitré le débat sur les subventions à l'enseignement libre.

3° Enfin, sur un troisième plan, non le moindre, la suppression de l'Assemblée de l'Union Française aurait de funestes effets : le plan international. Ici même, nous avons eu l'occasion d'indiquer les menaces que l'Organisation des Nations Unies fait peser sur l'Union Française. Or, depuis trois ans, notre défense constante est d'invoquer la « révolution de 46 » avec toutes ses conséquences inconstitutionnelles, et en particulier l'Assemblée de l'Union Française. L'abolition de cette assemblée serait exploitée à Lake Success comme un abandon des principes de 46, comme une volte-face, comme la chute de notre dernière protection et le rejet de notre dernière carte. J'entends déjà le hallali des États arabes et de l'Union Indienne.

Renforcer l'Assemblée de l'Union Française ?

Si on ne peut pas supprimer l'Assemblée de l'Union Française, on doit s'efforcer de la rendre efficace, disons mieux, de la rendre plus efficace (nous avons déjà indiqué qu'elle n'avait pas été inefficace). Aussi certains parlementaires lancent-ils des idées en vue du renforcement de cette Assemblée.

Augmenter ses pouvoirs ?

La conception la plus fréquente est celle d'une mise sur pied d'égalité avec le Conseil de la République. Ainsi aurait-on deux « chambres de réflexion », l'une spécialisée dans les affaires de la Métropole et ne connaissant que celles-ci ; l'autre, qualifiée par sa technicité, ne verrait que les affaires d'Outre-Mer. Les affaires « mixtes », Métropole et Outre-Mer, seraient vues par les deux chambres de réflexion. Bien entendu le Conseil de la République ne comporterait plus que des élus de la Métropole.

Ainsi l'Assemblée de l'Union Française, chambre de réflexion obligatoire, ne souffrirait plus des « courts circuits » que permet l'imprécision actuelle de la Constitution. D'autre part, le Conseil de la République deviendrait une Assemblée purement métropolitaine, et ce n'est pas à dédaigner. De plus en plus se fait sentir le besoin d'une chambre strictement métropolitaine qui échappe à l'arbitrage de l'Outre-Mer. Nous venons d'indiquer, quand nous avons discuté de la suppression éventuelle de l'Assemblée de l'Union Française, jusqu'où pouvait aller cet arbitrage.

Certains envisagent le renforcement de l'Assemblée de l'Union Française sur un point assez différent : sa participation à l'élection du Président de la République, Président de l'Union Française. À leurs yeux, il est difficile que le Président de l'Union Française soit élu uniquement par le Parlement de la République. Ils y voient un empiétement sur la liberté des États associés. Le curieux est que leurs opposants invoquent exactement les mêmes arguments, considérant que les délégations des États associés représentent une part trop minime de l'Assemblée de l'Union Française pour que leurs votes additionnés à ceux de leurs collègues de la République et à ceux du Parlement aient une vraie valeur. Ils invoquent également le précédent du Commonwealth dont le chef est le roi d'Angleterre que personne des Indes, du Pakistan ou de l'Australie ne choisit ou ne désigne. Un autre argument est plus sérieux : faire élire le Président de la République par des voix étrangères est plus difficile que lui faire exercer une présidence de droit déterminée et reconnue par les traités.

Changer son recrutement ?

Une autre question actuellement débattue à propos de l'Assemblée de l'Union Française est celle de son recrutement. Pour lui donner plus d'assise, on suggère de faire élire ses membres métropolitains soit par les Conseils généraux soit par des assemblées régionales composées de conseillers généraux (on n'hésite pas devant les modalités compliquées) au lieu du système actuel qui les fait élire par le Parlement (un tiers par les membres métropolitains du Conseil de la République et deux tiers par les membres métropolitains de l'Assemblée Nationale). On espère ainsi donner à l'AUF plus d'assise, et aussi plus de sens des responsabilités politiques. Enfin, certains pensent éliminer par ce biais la représentation communiste.

Certes nous ne nions pas que certains conseillers de l'Union Française, parmi les plus zélés (mais d'un zèle mal réfléchi), ont tendance à prendre leur Assemblée pour un cercle d'études. N'exagérons rien : ils ne sont pas très nombreux. Mais des Conseillers élus par les Conseils généraux auraient-ils plus le sens de leur responsabilité politique ? Étant donné que les Conseillers généraux sont d'une indifférence bien française pour l'Outre-Mer – une Outre-Mer qui n'est guère dans leurs horizons – ils ne demanderont guère de compte à leurs élus. Par contre, cette réforme aboutirait à enlever à l'Assemblée de l'Union Française toute technicité. On achèverait de la politiser alors qu'il y a tout intérêt à en faire une chambre de compétence technique. On voit bien, en effet, que les présidents des Conseils généraux, par la force des choses, ne feraient que désigner leurs amis politiques. Le pire serait encore leurs efforts vers la technicité ! Quels retraités n'enverrait-on pas à Versailles !

La technicité, disais-je, est une qualité nécessaire pour l'Assemblée de l'Union Française. On lui reproche parfois d'être trop politique et pas assez technique. Le reproche n'est pas absolument dénué de fondement. Que serait-ce, si on changeait le recrutement de cette assemblée. Je ne dis pas que, dans leur choix, les députés n'ont pas commis quelques erreurs ; mais dans l'ensemble, ils se sont vu obligés de rechercher une certaine qualification de la part des candidats ; le recrutement a été un recrutement sur titres, au sens propre du terme. Si on renonçait à cette qualification, on ne ferait que politiser l'Assemblée.

Quant à l'argument tiré du danger communiste, il est sans valeur. En effet, dans le système actuel rien n'oblige le Parlement à observer la règle proportionnelle et à envoyer des communistes à Versailles. Mais ce serait un grave danger pour notre pays si le Parlement sombrait dans un anticommunisme irraisonné, à l'américaine (on n'y est que trop porté !). Loin de nous de sous-estimer le danger communiste ! Mais enfin dans certains cas ou selon certaines circonstances, d'autres dangers peuvent se faire plus pressent ou plus immédiats. Dans le cas présent,  une certaine présence communiste serait moins dangereuse qu'une représentation métropolitaine principalement colonialiste et réactionnaire, représentation qui suivrait infailliblement une élection par les Conseillers généraux. On verrait alors l'Assemblée de l'Union Française se diviser en deux groupes distincts et hostiles, les européens d'un côté, les autochtones de l'autre. Loin de rapprocher les différentes parties de l'Union Française (comme elle le fait actuellement) cette assemblée deviendrait un instrument de division.

Sans compter que, bien involontairement, le parti communiste a joué à Versailles un rôle heureux de repoussoir. On peut se demander ce que – sans la crainte de lui servir de tremplin ou la peur de se compromettre avec lui – eût été la démagogie de tel parti métropolitain ou de tel  parti africain. Ceci est d'autant plus vrai qu'en Afrique Noire il n'y a pas, pratiquement, de communisme. Le RDA, lui-même, sauf en quelques-uns de ses éléments comme M. Gabriel d'Arboussier, n'a jamais été vraiment communiste. C'est ce qui explique le revirement actuel de beaucoup de ses dirigeants. Qu'on ne se batte pas contre le communisme là où il n'existe pas, au point de s'aveugler sur les dangers que présente le comportement de tel ou tel autre parti.

Cette discussion sur le recrutement des membres métropolitains de l'Assemblée de l'Union Française ne va pas bien entendu jusqu'au grand public : celui-ci ignore à peu près cette Assemblée et tout à fait son recrutement. En réalité, cette discussion ne dépasse pas le Parlement et pour une large part elle reflète cette espèce de jalousie bizarre qu'on toujours entre elles les Assemblées. Leur comportement réciproque évoque les pages où Saint-Simon disserte des préséances. Il faut avoir appartenu à une Assemblée de type parlementaire pour connaître cet état d'esprit. Les hommes les plus intelligents, pris dans ce courant collectif, risquent les plus graves erreurs de jugement. Dans ses débuts, ivre de ses possibilités constitutionnelles, la jeune Assemblée de l'Union Française a parlé un peu trop haut. Elle a juvénilement « marché sur les pieds » de sa grande sœur du Palais Bourbon. Ainsi, assez ridiculement, ses membres ont revendiqué le titre de « députés ». Le résultat le plus immédiat fut que l'Assemblée Nationale vota une loi pour le leur interdire - et désormais l'appellation « député » est protégée comme l'appellation « laine », l'appellation « soie », la dénomination de certains crus et bientôt l'appellation « vanille ». Mais le résultat lointain et profond fut une méfiance invétérée de l'Assemblée Nationale à l'égard de l'Assemblée de Versailles, méfiance qui lui fait accueillir tous les ragots sur les conseillers de l'Union Française – ragots intéressés de certains personnages qui, en les répandant, ont cru grandir leur rôle. De là, à douter de la composition de l'Assemblée de l'Union Française, il n'y avait qu'un pas. Il fut vite franchi.

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Devant cette méfiance invétérée, on peut se demander si c'est bien une réforme constitutionnelle qui s'impose ou plutôt un changement dans les méthodes et dans l'esprit. Voici un an, nous avons eu l'occasion d'exposer ce point ici-même17. L'important est de dissiper le climat de méfiance qui entoure cette Assemblée, d'obtenir du Gouvernement qu'il entre loyalement dans l'esprit de la Constitution en lui soumettant pour avis les projets de décrets relatifs à l'Outre-Mer, d'obtenir que l'Assemblée Nationale entre aussi dans cette même voie constitutionnelle. Plus que jamais, plus encore qu'il y a un an où nous l'évoquions, c'est dans l'inobservation des parties vraiment neuves de la Constitution que réside le péril. On ne sait pas se servir de ce qui est neuf et on le rejette comme l'enfant rejette un jouet dont il ignore le fonctionnement. Malheureusement ce qui est neuf est parfois ce qui  est le mieux adapté à un monde qui n'est plus celui de la IIIe République. Mais encore plus que l'incapacité de comprendre les jours que nous vivons, accusons cette ignorance fondamentale des questions d'Outre-Mer que nous dénoncions en commençant ces lignes. Ignorance sous le signe de quoi, réforme électorale ou réforme constitutionnelle risquent malheureusement d'être décidées.


11 Proposition de loi n°11.113 (24 octobre 1950) signée par MM. Ako, Apithy, Aubame, Coulibaly, Tchicaya, Guissou, Hamani, Houphouet-Boigny, Lisette, Mamadou Konate, Mamba Sano, Martine, Nazi Boni, Oue Drago, Senghor.

12 Les communistes proposent un député par cinq cent mille habitants.

13 Une proposition radicale (n°297, année 1950) signée par MM. Daladier, Caillavet, Devinat, J-P David, Rencurel,  demande le retour au double collège même dans les territoires qui bénéficient actuellement du collège unique. On ne peut être plus candidement réactionnaire ! Signalons également la position prise par M. Marc Rucart – position beaucoup plus nuancée et adroite – qui consiste à adopter le collège unique pour les territoires et à faire élire quelques représentants européens par les fédérations.

14 Certaines d'entre elles sont absolument sincères et ne recherchent que la paix. D'autres, au contraire, ne désirent-elles pas le maintien d'un système électoral discriminatoire pour éviter les résultats assimilateurs du collège unique ?

15 Le suffrage universel, dans ces pays où les illettrés sont nombreux, suppose aussi, comme en Europe Orientale, le vote par bulletin de couleur ou portant des emblèmes.

16 L'Assemblée de l'Union Française a deux ans. Travaux de l'Action Populaire, décembre 1949.

17 Article cité.